Mon travail
Le Japon et l’IA : une perspective préoccupante
Théo Bartzen
Étudiant en Droit de l’économie numérique à l’Université de Strasbourg
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La dernière vague technologique innovante qui déferle depuis quelques années sous le nom d’« intelligence artificielle » n’a pas épargné les contrées nippones. Le Japon tente depuis deux ans de rattraper son retard grandissant en investissant massivement dans l’utilisation de l’IA dans ses secteurs clés de production.
Un réveil soudain
Cela s’explique notamment par sa vision spécifique de la société ayant causé de sérieux problèmes au sein de celle-ci, notamment une décroissance démographique qui ne fait que s’accroître. Le Japon, en tant que leader mondial en matière de robots industriels, est persuadé de remédier à cette décroissance via l’utilisation des nouvelles technologies émergentes et pourquoi pas en les combinant.
Un criant besoin de main d’œuvre : 6,74 millions de travailleurs pour 2040
Plus d’un Japonais sur 10 a plus de 80 ans et près d’un tiers ont plus de 65 ans. Que se passerait-il si le Japon ne trouvait aucune solution d’ici quinze ans ? Très simplement, le pays manquerait de 11 millions de travailleurs. Le pays, réputé pour son industrie de la robotique, a entièrement misé sur ceux-ci pour remplacer les humains dans certains secteurs en crise. En l'occurrence des robots chargés de vous servir à table ou encore des aides aux personnes âgées dans les maisons de retraite.
La donne a changé, le Japon se tourne désormais de plus en plus vers l’intelligence artificielle, les robots n’ayant pu être la solution au problème démographique. L’IA est la solution pour améliorer la productivité du travail, sachant que ce pays détient un des taux de productivité les plus faibles selon l’OCDE.
Une intégration étendue de l’intelligence artificielle dans la société japonaise
Le champ des secteurs concernés est extrêmement vaste : automobile, robotique ou électronique. L’IA promet ainsi de développer des outils performants. Elle aura notamment pour tâche de détecter les maladies et de trouver les traitements appropriés .
Les Japonais n’étant que très peu doués avec la langue de Shakespeare, l’IA encore ici pourrait tenter de pallier le manque de professeurs et contribuer à améliorer le niveau d’anglais des Japonais au sein du pays.
Récemment, le groupe AEON (chaîne de supermarché japonaise) a décidé d’utiliser sa propre IA nommée « Mr. Smile », qui reconnaît le ton de la voix et les expressions du visage des employés de la chaîne et attribuera des points à chaque salarié. L’objectif est que chaque employé améliore cette note d’année en année.
Pour l’entreprise, il s’agit de normaliser le sourire du personnel et de satisfaire les clients. Mais derrière cette bonne volonté, l’instauration d’une telle IA est contradictoire, notamment lorsque l’on sait que le « kasu-hara » est très répandu dans le pays.
Autre exemple : un professeur de Tokyo et une start-up japonaise développent une IA capable de prédire la démission des salariés. Cela permettrait aux ressources humaines de déceler à l’avance les envies de départ des salariés et ainsi de pouvoir les convaincre de rester au sein de l’entreprise. L’augmentation de la perte de confiance en l’humain au profit de la crédibilité de l’intelligence artificielle semble s’être amorcée. En effet, la datafication élargie des rapports humains est un vrai danger.
Ces cas soulèvent aussi une importante question d’éthique : jusqu’à où le Japon est-il prêt à aller dans l’utilisation de son IA ?
Pour répondre à cette question, il s’agit de jeter un œil à la tournure que prend actuellement la réglementation de l’intelligence artificielle au Japon. L’approche européenne ne fait pas l’unanimité. En juin dernier, un Conseil stratégique de l’IA a émergé pour statuer sur la réglementation de l’intelligence artificielle.
Le Japon s’inscrit dans la volonté de l’Allemagne et de la France : moins on réglemente l’IA, plus l’on favorise l’innovation.
La position de Tokyo, capitale japonaise et de l’IA, est tout à fait pragmatique. Le pays en situation de retard souhaite tout sauf se mettre des bâtons dans les roues. Il est davantage dans la volonté de rassurer tant les sociétés que les investisseurs. D’un côté, le Japon prend certaines mesures pour paraître prendre le sujet au sérieux. De l’autre, les mesures prises traduisent cette réglementation souple pour attirer les investisseurs.
Selon Masaaki Tairi, membre LPD et membre de la chambre des représentants au magazine Nikkei Asia : « Le Japon n’envisage pas de mettre en place une réglementation stricte, et il y aura aussi peu de réglementations que possible ».
Concrètement, quelles sont les solutions envisagées ? Obliger les développeurs d’IA ayant un impact social important avec des risques élevés de signaler ces risques au gouvernement et de réaliser des évaluations de sécurité. Cette solution s’inspire notamment de la souplesse des lois antitrust du pays.
Résultats : investissements et start-ups en grand nombre
Le Japon va notamment profiter d’un investissement de près de 3 milliards de dollars de l’entreprise américaine : Microsoft. Cet investissement est lourd de conséquences. Le pays va pouvoir profiter de puces informatiques ultra-perfectionnées et des infrastructures de Microsoft dans le cloud. En somme, la collaboration étroite Japon / États-Unis vise à faire du pays au soleil levant un pays référentiel en matière d’IA. Pour y arriver, les États-Unis ont promis de fournir au Japon une aide aux fins de formation de millions de Japonais sur l’IA et d’autre part à assurer la cybersécurité générale du pays.
OpenAI a lui décidé d’ouvrir son premier bureau asiatique dans la capitale japonaise, signifiant un réel intérêt des acteurs principaux pour un investissement de long terme dans le pays.
L’obsession à l’IA : entre opportunités et préoccupations
La pénurie de main-d’œuvre au Japon est urgente. L’utilisation de robots et d’IA peut s’avérer être une réponse à ce problème que l’on peut définir comme sociétale.
Le Japon est un exemple en termes de volonté de se développer technologiquement. Un chiffre : elle souhaite investir 4.000 milliards de yens (25 milliards d’euros) sur 3 ans et tripler les ventes de puces « Made in Japan» d’ici 2030.
Cependant, sa volonté de se développer rapidement ne doit pas faire perdre de vue la nécessité d’encadrer suffisamment l’IA pour l’utiliser de la manière la plus éthique possible.
Finalement, la solution pour remédier aux éternels maux sociétaux que traîne le Japon depuis quelques décennies est sûrement autre que celle de se réfugier systématiquement dans les technologies émergentes. Il est impératif de trouver un certain équilibre entre efficacité économique et éthique dans la relation que le Japon entretient avec l’intelligence artificielle.
BARTZEN Théo
M2 Droit de l’économie numérique – 2024/2025
Sources :
- https://www.rfi.fr/fr/podcasts/à-la-une-en-asie/20240424-japon-ia-rescousse-pénurie-main-œuvre-intelligence-artificielle
[1] Value Management Institute: le Japon nécessiterait de presque 7 millions de travailleurs d’ici 2040.
[2] Recruit Works Institute
[3] Exemple : Robot nommées « Raicho » chargés de désherber les rizières.
[4] Le Kasu-hara : phénomène grandissant au Japon de clients difficiles qui harcèlent le personnel des restaurants, hôtels, transports et autres services.
